Centre Charmant Som
Un centre de Jeunesse et Montagne oublié
11 octobre 1940 - 19 juillet 1941
Témoignage d'Henri ABBADIE - Colonel de l'Armée de l'Air en retraite - Mérignac, mars 2000

I - Avant-propos

A la veille du rassemblement de J.M. prévu cette année à Saint-Pierre-de-Chartreuse, à 83 ans et à près de 60 ans d'écart, je me décide à compléter la mémoire de J.M. (avant que la mienne soit complètement défaillante), et l'excellent ouvrage de Guyonneau "Nous ...de Jeunesse et Montagne", par un témoignage inédit consacré à l'un des tout premiers et des plus importants centres de J.M., celui du Charmant Som, en Chartreuse, dont l'existence même a été rarement évoquée.

Il est probable que tous les autres hauts-lieux de J.M. ont aussi leurs petites histoires, mais je tenais à souligner le caractère innovant de ce qui fut une des premières expériences d'un Mouvement auquel nous sommes fiers d'avoir appartenu.

Ce n'est pas un document historique, mais un simple recueil de quelques faits marquants, voire originaux, et de souvenirs personnels, sans liens entre eux, qui aideront peut-être à mieux situer ce qu'a été la vie quotidienne de plus de cent jeunes inexpérimentés, dans un centre isolé à 1700 mètres d'altitude, coupés du monde (il n'y avait pas de radio ) et dont l'occupation essentielle était l'organisation interne de leur communauté.

Tout cela dans un climat encore militaire où personne ne doutait de la Revanche après le désastre de juin 1940, et tous étaient persuadés que c'était une façon de s'y préparer.


II - Automne 1940 - l'avant J.M.
vu par un jeune sous-lieutenant confronté à la difficile situation du moment.

1er septembre 1940 : éclatement de la promotion 1939 de l'Ecole de l'Air, regroupée à Salon après son passage à Collioure (moins ceux qui avaient réussi à s'éclipser pendant la débâcle): la plus grande partie partent en permission renouvelable en attendant une affectation dans les diverses bases maintenues ou dans des organismes les plus divers.

Personnellement, avec une douzaine de camarades originaires de la zone occupée, je me retrouve sur la base désaffectée d'Orange Plan-de-Dieu, au milieu des vignes, pour encadrer quelques centaines de militaires de l'Armée de l'Air (5 ou 600, on n'a jamais su combien exactement) plus ou moins démobilisables ou engagés issus des diverses écoles de pilotes ou de mécaniciens, et dont le commandement ne savait trop que faire dans la désorganisation la plus totale.

Il faut tout improviser : hébergement, ravitaillement, emploi du temps : on fait ce qu'on peut sous la direction d'un lieutenant de réserve qui doit se débattre pour faire face.

Heureusement, en cette période difficile, l'intendance Militaire fonctionne... et fonctionnera toujours.

La cuisine

La toilette

Puis en fin septembre : ordre de départ. Un train spécial (!) amène en 2 jours, ce qui n'a rien d'étonnant à l'époque, d'Orange à Aix-les-Bains, 200 ou 300 militaires toujours encadrés par des Sous-Lieutenants.


III - Aix-les-Bains

La chartreuse sous la neige

En débarquant du train, nous sommes «hébergés » pendant quelques jours au Casino des Fleurs (désaffecté). La salle des jeux sert de dortoir et les bottes de paille de couchage.

Beaucoup plus tard, à l'occasion d'inventaires et de déménagements successifs, on retrouvera des témoignages irréfutables de ce passage sous forme de jetons de jeux (heureusement périmés), puis direction les centres de tri de Grenoble et Chambéry, et finalement - le 1er octobre - c'est le départ en camion pour le Charmant Som.

Pour nous, c'est le début de l'aventure de "Jeunesse et Montagne".

Le cadre :

Sommet de 1867 m, face au pic de Chamechaude, à 25 km de Grenoble, accessible à partir du col de Porte (1300 m) par une belle route forestière de 5 à 6 km. Au pied de la dernière montée, le chalet du T.C.F où nous allons nous installer: chalet très grand et très confortable avec chambres, dortoirs, réfectoire, cuisine très bien équipée, eau courante etc... Il accueillera simultanément plus de 100 personnes pendant tout l'hiver 40/41.

L'organisation :

Le chef du centre (chef Bongard) est installé au col de Porte. Il coiffera également des équipes implantées au Banchet, sur la route de St Pierre-de- Chartreuse. Un peu plus tard, le Sous-Lieutenant Noël sera son adjoint.

Au Charmant Som, notre chef est un Lieutenant de réserve, vite remplacé par un pilote de chasse, le Lieutenant GOETZ (Alsacien et juif, il devra nous quitter après quelques mois). Deux officiers de chasseurs alpins sont à la fois nos moniteurs de ski et nos conseillers montagne.

Dès le début, nous constituons 5 équipes qui assurent par roulement hebdomadaire le travail quotidien : 

- coupe de bois en forêt et débitage (il faut prévoir les réserves pour tout l'hiver)
- ravitaillement à monter du col de Porte,
- cuisine,
- sports : ski, randonnées, etc...
- servitudes : mulets, entretien, etc...


IV - Le ski

Après le départ des mulets, la pratique du ski était indispensable pour monter quotidiennement à dos d'homme tout le ravitaillement depuis le col de Porte.

Moniteurs mis à part, rares étaient ceux qui avaient déjà vu des skis de près.

D'où l'équipement : 

- pour les chefs : du très bon matériel (chaussures et skis) prévus initialement pour l'opération de Norvège (Printemps 1940 à Narvick)
- pour la troupe, des skis en frêne et au moins au début, des brodequins modèle 1917, plus faits pour la boue des tranchées que pour être montés sur des fixations à ressort : bien des empeignes n'y résisteront pas.

Les leçons de ski permettent à un grand nombre de se débrouiller rapidement; à noter cependant que pour descendre une pente, il faut d' abord monter en escalier pour la damer, ce qui limite le nombre d'évolutions.

On apprend aussi à construire des igloos (immédiatement utilisés) et la conduite -sans trop de risque pour les patients- des traîneaux indispensables pour évacuer malades ou accidentés (dont le taux ne fut pas d'ailleurs prohibitif).

Les éléments les plus doués participeront à des championnats à l'Alpe d'Huez et même suivront des stages de moniteurs.


V - L'expérience des mulets

Nous avons 8 à 10 mulets qui assurent une grande partie du transport : vivres à partir du col de Porte, billes de bois provenant des coupes (souvent acrobatiques) qui nous ont été attribuées par les Eaux et Forêts.

Des muletiers volontaires sont formés sur le tas.

Pas de problème jusqu'aux premières chutes de neige importantes. Les mulets ne peuvent plus redescendre, bloqués au chalet; ils sont devenus des consommateurs indésirables car, c'est un comble, il faut leur monter leur pitance à dos d'homme à ski ou à pied.

Décision : on les redescend. Opération de patience durant toute une journée pour rejoindre le Col de Porte; c'est réussi, sauf pour deux d'entre eux qui s'obstinent à ne plus bouger à mi-chemin, au milieu de la forêt; même la présentation de picotins d'avoine est inopérante.

Après plusieurs heures d'efforts, les muletiers remettent la suite au lendemain. La nuit passe... Une équipe repart dans le froid et, au détour d'un virage, se trouve face à un bloc de glace garni de grands poils givrés du plus bel effet.

Le problème consiste à le coucher et à le ficeler sur un traîneau : il en survivra. L'autre a disparu dans le ravin ; la neige épaisse de plusieurs mètres sera son linceul jusqu'au jour où l'intendance nous réclame son numéro matricule pour établir son certificat de décès officiel.

Deux jours d'efforts pour le situer et les fossoyeurs peuvent scier le sabot témoin... Ils constatent en même temps que le reste, bien congelé pendant plus d'un mois, peut améliorer sensiblement un menu déficitaire en protéines. Ce sera un grand repas de boulettes de viande abondamment aillée selon la tradition du Charmant Som.

Départ du col de Porte


Montée en forêt

VI - Noël 1940

Soirée faste dans le style classique à laquelle, chansons à l'appui, tout le monde s'est préparé.

Le commissaire chef de Roussy de Sales, un des fondateurs de J.M., nous fait l'honneur de sa présence; il est monté de Grenoble avec une partie de son E.M. dont un jeune, Jacques Noetinger, futur pilote de chasse et surtout devenu le chroniqueur incontournable de notre monde aéronautique.

La messe est dite par l'aumônier Heidsieck, un nom fort connu aussi. Mais à cette époque, la presse mondaine ne venait pas jusqu'à nous.

La messe de minuit

Les Chefs en scène


VII - La citerne et l'eau courante

Le chalet est normalement alimenté par une source dont l'eau est stockée dans une très grande citerne enterrée. D'où, dès les premières semaines, l'idée géniale d'installer des douches chaudes dans un local extérieur construit spécialement à cet effet. Tout naturellement la séance quotidienne d'hébertisme, prévue à l'emploi du temps, se termine par une douche chaude réparatrice... jusqu'au jour où on s'aperçoit que l'eau commence à faire défaut car la source est plus ou moins gelée.

Il faut faire face. On cherche d'autres sources aux environs et on les capte avec de ridicules petits tuyaux; on entasse des m3 de neige à l'intérieur de la citerne et on essaye de les faire fondre en faisant du feu : rentabilité nulle. Restriction oblige, toutes les sources de chaleur sont utilisées : autour de chaque poêle prolifèrent les récipients les plus divers, pleins de neige, afin de pouvoir au moins se raser le lendemain matin.

Les cuisiniers font de même mais à grande échelle car ils disposent d'énormes marmites alimentées en permanence par la neige qu'il suffit de récupérer à pleines pelles, simplement en ouvrant les fenêtres.

Il est vrai que nous avons eu jusqu'à 3 à 4 mètres de neige et qu'on pouvait passer à ski sans problème au-dessus du chalet.

Les effectifs fondant en même temps que la neige, l'eau est revenue et on a pu tenir le coup jusqu'au coup de sifflet final.

VIII - Le ravitaillement et la cuisine

Notre ravitaillement de base est assuré par l'intendance Militaire, relayée par notre centre de Grenoble. Il n'a jamais failli complètement mais a dû s'adapter aux conditions d'accès et de transport.

Au début les camions ont apporté tout ce qui est appelé « Petites Vivres » (légumes secs, haricots, pois cassés, pois chiches, pâtes etc...), ainsi que le vin qui, et ce, bien avant l'époque actuelle, fut consommé avec modération. La viande était montée 1 à 2 fois par semaine.

Il fallait donc engranger pour 100 personnes et pour plusieurs mois. Cela entraînait une gestion des stocks que notre organisation (roulement hebdomadaire des équipes), n'allait pas faciliter. En effet, une certaine compétition de qualité s 'étant naturellement établie, tous les produits nobles ou considérés comme tels ( haricots, lentilles, etc...) ont été évidemment utilisés les premiers. Résultat: dès février/mars, il ne restait pratiquement en magasin que des pâtes, des pois chiches... et de l'ail. Malgré l'ingéniosité des cuisiniers, les menus s'en trouvèrent simplifiés à quelques palliatifs près parmi lesquels on peut citer :

Le pâté en croûte

La table des chefs était régie par un règlement draconien, hérité des chasseurs alpins, à base de sanctions-amendes.

La cagnote ainsi constituée permettait de s'offrir régulièrement un énorme pâté en croûte et autres gâteries, que les heureux permissionnaires du week-end, -après une toilette complète indispensable et un emploi du temps très personnel-, remontaient de Grenoble. Ils avaient intérêt à ne pas manquer le bus à gazogène allant jusqu'au Sappey, car il ne restait qu'une autre solution : 25 km à pied, sac au dos, pendant la nuit du dimanche au lundi.

La table des Chefs

Le civet maison

Un chat à moitié sauvage, grand amateur de fromages, avait pris l'habitude de s'attaquer dans le magasin aux vivres, aux roues de Beaufort.

Décision : l'éliminer. Des "chasseurs" armés de pistolets, -en dépit des oukases, nous les avions conservés, et le mien fut même par la suite ma première arme dans le maquis-, ayant montré leur inefficacité, il fallut attendre une nième occasion.

Un jour, grand branle-bas dans la cuisine. Le chat avait fini par être coincé sous l'évier avec une pelle à neige et un des cuisiniers jouait à Ravaillac.. Au dessert, la présentation de la peau sur un plateau n'altéra en rien notre digestion.

Les escargots

Au printemps 1941, nous sommes requis pour effectuer une plantation de sapins (quelques centaines, voire quelques milliers) au-dessus de St Pierre-de-Chartreuse.

Une équipe descend tous les jours ; elle y laissera ses gants, mais chaque soir, en remontant à travers la forêt, déployée en tirailleurs, elle récupérera de magnifiques escargots qui seront soigneusement stockés et soignés.

Grâce à quelques kilos de beurre en provenance des fermes reconnaissantes de la vallée, cela donnera lieu à une soirée mémorable où chacun (toujours une centaine) put déguster une bonne douzaine de gastéropodes.


IX - La fin d'une époque

La décision d'abandonner le site ayant été prise en haut lieu, les effectifs fondaient avec les beaux jours: mutations, départs en stages de chef d'équipe ou de moniteurs, déménagement de matériel.

Et le 19 juillet 1941, Brioude et moi, derniers survivants de l'aventure du Charmant Som, nous amenons les couleurs et descendons nous installer au Banchet, lui aussi presque entièrement vidé.

Nous y passerons tout l'été avec quelques « volontaires » en y assurant le gardiennage, coupé de permissions et de séjours en camp volant dans le massif de Belledonne.

Dernières mutations.

Personnellement, je me porte volontaire pour un retour dans ma Bigorre ancestrale, à Lourdes où je vais retrouver le chef Bongard qui y constitue un nouveau groupement de JM : le futur "VIGNEMALE".

... Des activités urbaines allaient remplacer une vie en altitude,
... et les sports de montagne laisser place au rugby qui est resté ma passion...


A DIOU LE CHARMANT SOM, VIVE LES PYRÉNÉES !

A noter que notre chalet du CHARMANT SOM sera plus tard entièrement détruit par un incendie dans des circonstances que j'ignore.

A mes amis de la Promo 39 présents au Charmant Som


D'autres photos peuvent être consultées dans l'album constitué par Paul BEUGNETTE, Cadre à JM, passé par le Centre du CHAR SOM, puis le Groupement VIGNEMALE et le retour dans les Alpes.